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Esther Duflo : un cerveau qui nous échappe

Lauréats. Avec son mari et ancien professeur, Abhijit Banerjee, à Cambridge le 14 octobre 2019 : le couple et leurs collègue Michael Kremer venaient de se voir attirbuer la plus prestigieuse des distinctions.
Lauréats. Avec son mari et ancien professeur, Abhijit Banerjee, à Cambridge le 14 octobre 2019 : le couple et leurs collègue Michael Kremer venaient de se voir attirbuer la plus prestigieuse des distinctions. © Bryce Vickmark/Abaca
Emilie Lanez , Mis à jour le

A 40 ans, elle conseillait le président Obama. Sept ans plus tard, en 2019, elle décrochait le prix Nobel d'économie. Cette tête chercheuse depuis vingt-cinq ans aux Etats-Unis.

Deux fois quarante-cinq minutes en vidéo, exclusivement des questions à propos de la pandémie, aucun propos personnel et interdiction d’évoquer son retour en France, pourtant à l’étude. À ces conditions, non négociables, Esther Duflo, la plus jeune lauréate du prix Nobel d’économie (en 2019), l’une des deux seules femmes et première Française à recevoir cette distinction, déroule son exposé, casque audio collé aux oreilles. Front plissé, sourires furtifs, elle parle vite. Paragraphe 1, point 2, chapitre suivant, documents en pièce jointe et c’est plié. On tente quelques incursions : l’amoureuse de Bach joue-t-elle toujours du violoncelle ? Non, mais sa fille l’apprend. Et l’escalade ? Moins le temps. Tennis plus commode. Fin de l’entretien. Plus tard, dans un mail, elle répétera refuser l’exercice du portrait et nous enjoindra de cesser de contacter ses amis.

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Nous sommes un monde commun, pourquoi les pays riches sont-ils si lâches ?

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Il est vrai que notre championne mondiale des sciences économiques n’est réputée ni pour sa souplesse ni pour sa coquetterie. À ce tempérament s’ajoute le calendrier épidémique, vécu par elle comme une tragédie planétaire et intime. Depuis cet hiver, elle ne sort presque plus, claquemurée dans son appartement proche de la Bastille. Abhijit Banerjee, son mari et colauréat du Nobel, souffrant d’une comorbidité, elle redoute la contagion. Mais c’est surtout le sort de l’Inde et de ses 300 000 morts du Covid qui la révolte – « Toutes nos connaissances là-bas sont malades », dit-elle –, car ce chaos implique l’effondrement d’une partie de la production mondiale de vaccins qu’assurait le géant Serum Institute of India, avec ses 70 millions de doses chaque mois. Une diminution de l’offre couplée à l’émergence de variants dont elle redoute la propagation vers le continent africain. « Les Occidentaux, 15 % de la population mondiale, ont administré 45 % des vaccins existants à leurs ressortissants, tandis que la moitié de la population mondiale n’a reçu que 17 % des doses et l’Afrique à peine 1,8 %, expose-t-elle. Mais nous sommes un monde commun, pourquoi les pays riches sont-ils si lâches ? » Ce ratio l’obsède car la pauvreté est sa grande affaire depuis vingt-cinq ans. Sa passion, sa mission et le sujet de sa gloire académique.

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Le 10 décembre 2019, au Stockholm Concert Hall, le roi Carl Gustaf remet le prix à Esther Duflo, vêtue d'un sari en hommage à l'Inde.
Le 10 décembre 2019, au Stockholm Concert Hall, le roi Carl Gustaf remet le prix à Esther Duflo, vêtue d'un sari en hommage à l'Inde. © Reuters

Pour renouer le fil de son parcours de bolide, il nous faut revenir en 1972, à Asnières. Famille de protestants votant à gauche, père professeur de mathématiques à Normale sup, mère pédiatre, vaccinant bénévolement en Amérique latine. Une fratrie de trois, tous scouts et membres du Centre 72, un mouvement d’entraide paroissial. L’aîné, Colas, futur professeur de littérature du XVIIIe, la benjamine, Annie, qui deviendra spécialiste de l’Inde, et au milieu Esther, petite fusée aux airs de garçonne. Quand le pasteur demande de dessiner le passage de la Bible consacré à l’échelle de Jacob, un petit lève la main : peut-il peindre des anges ailés ? La réplique du futur Nobel claque : « S’il y avait des anges pour monter au ciel, à quoi servirait l’échelle ? » Et toc. Déjà, sa logique dynamite le consensus. Deuxième année de classe préparatoire au lycée Henri-IV, voyage organisé par sa troupe d’éclaireurs à Madagascar et là, électrochoc. La misère, la famine, les inégalités, ces malédictions endémiques dont lui parle sa mère et contre lesquelles tant de figures familiales ont lutté (Madeleine Barot, grand-tante et ancienne secrétaire générale de la Cimade ; Bernard Granjon, l’oncle cofondateur de Médecins du monde ; Marie Duflo, tante et ancienne responsable du Gisti, Groupe d’information et de soutien des immigrés).

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En 1992, Esther Duflo a 20 ans, elle parle allemand et russe et intègre l’École normale supérieure, spécialité histoire. Tandis qu’elle rédige sa maîtrise consacrée au premier plan quinquennal de l’URSS, elle séjourne à Moscou. En cet automne 1993, le Congrès a démis Boris Eltsine, dont les réformes économiques effraient, l’armée occupe la capitale soviétique, des cadavres jonchent les rues. Les rares étudiants français tremblent de trouille dans leurs chambres glacées, sauf une. Avec ses cheveux sombres, on la prend pour une Caucasienne. Cheftaine de ses camarades affolés, elle déniche de la viande, trouve du lait, maîtrise les ruses du marché central kolkhozien. « Cette année-là régnait à Moscou une incroyable force du présent », se souvient Nathalie Moine, historienne et son amie depuis lors. Dans ces spasmes post-soviétiques, deux rencontres achèvent de faire basculer le destin de l’étudiante.

L’une est l’économiste français Daniel Cohen, chargé par Eltsine, revenu aux affaires, de le conseiller dans son programme de privatisations. Cohen, professeur à l’ENS, la repère. Elle n’a que 22 ans mais elle le subjugue ; il la fait travailler à ses côtés. L’autre est le futur époux de Nathalie Moine (aujourd’hui divorcée), un économiste normalien, alors enseignant au Massachusetts Institute of Technology : Thomas Piketty. « J’ai un peu contribué à la faire partir aux États-Unis, se souvient ce dernier, même si je ne comprends pas qu’elle y demeure encore. » Entre ces deux cerveaux rapides et iconoclastes se noue « l’amitié entre deux avions de chasse », résume Tancrède Voituriez, autre économiste virtuose de la bande.

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A Boston, le prestigieux MIT la recrute en contournant ses propres règles

Bientôt, elle abandonne l’histoire. L’économie, c’est plus concret, plus réactif. Elle se lance, compte le nombre de BMW roulant dans la capitale russe. « Elle avait déjà ses idées originales : dans un de ses premiers articles, elle démontrait comment, en augmentant les retraites des femmes en Afrique du Sud, on améliorerait le niveau de vie de leurs petits-enfants », raconte François Bourguignon, économiste français qui fut, de 2003 à 2007, vice-président de la Banque mondiale. Les études de terrain à toute petite échelle, voici l’ébauche de la machine Duflo qui bientôt décollera. Cap sur Boston et son prestigieux MIT. Doctorat en 1999, chaire professorale en 2002. Pour recruter la surdouée, âgée de 27 ans, le MIT contourne sa propre règle interdisant d’embaucher un de ses étudiants. Dans ce temple de l’excellence, elle découvre Michael Kremer et ses études randomisées. Une idée simple, venue de la médecine. Quand on teste un médicament, on divise les cobayes en deux groupes. L’un reçoit le produit, l’autre un placebo, puis on compare les effets. Il propose de faire de même avec l’aide au développement. Observer ce qui marche et ce qui ne marche pas au lieu de déverser des flots d’argent dans les poches des gouvernements et des intermédiaires.

La surdouée veut faire reculer la pauvreté

Au duo s’agrège le directeur de thèse de la Française, un champion des équations macroéconomiques, Abhijit Banerjee, un Indien ayant choisi la nationalité américaine. De onze ans son aîné, il est séduit par cette boule d’énergie qui s’acharne à prouver qu’en délaissant les calculs on peut agir et, veut-elle croire, faire reculer la pauvreté. Ils se marient. Financé par un mécène, Mohamed Abdul Latif Jameel, ancien élève au MIT et héritier d’un empire familial bâti en Arabie saoudite à partir d’une licence de distribution Toyota, le couple crée en 2003 le J-PAL, Jameel Poverty Action Lab. Se basant sur des compilations de données, ils mènent des études de terrain.

Pourquoi dans cette vallée de l’Inde les enfants manquent-ils tant l’école ? Essai randomisé : trois villages, dans l’un on offre un plat de lentilles à la cantine, dans le second des vermifuges, dans le troisième des sacs de riz. On observe. Bingo, dans le village aux vermifuges, les enfants, moins malades, sont plus assidus. On recommence au Kenya avec les moustiquaires. Faut-il les donner, les louer ou les vendre ? En Inde toujours, les futurs Nobel observent que seulement 60 % des enfants reçoivent les cinq premières vaccinations alors qu’au Bangladesh voisin, pourtant plus pauvre, ils sont 80 %. Pour lutter contre ce faible pourcentage, essai randomisé. Dans un village, les mères reçoivent des SMS de rappel. Dans un autre, une heure de téléphonie prépayée et, dans le dernier, on cherche des personnes influentes, celles que les habitants écoutent. Résultat : en s’appuyant sur des ambassadeurs, on obtient 45 % d’augmentation de la couverture vaccinale. « Nous avons ensuite affiné et conclu qu’il fallait envoyer des textos de rappel à ces villageois influents pour qu’ils préviennent du passage du bus de vaccination », précise John Floretta, du J-PAL à Boston. Ces travaux seront répliqués au Ghana, au Malawi et dans dix pays africains.

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Elle a apporté une contribution majeure et salutaire à l’économie du développement, son travail est une révolution

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En bientôt vingt ans, J-PAL est devenu une entreprise universitaire salariant plus de 500 chercheurs, implantée dans chaque région du monde – en France au sein de la Paris School of Economics. « Elle a apporté une contribution majeure et salutaire à l’économie du développement, son travail est une révolution, analyse François Bourguignon. Seulement ses programmes sont très focalisés, leur extension pourrait-elle réduire la pauvreté ? » Les critiques, dont celles du Nobel d’économie 2015, le Britannique Angus Deaton, pointent les limites de ces essais randomisés : ceux-ci n’interrogent pas les causes, ils ne font que mettre en lumière ce qui fonctionne mais sans démontrer pourquoi.

En Inde, où se tiennent la plupart des expérimentations sur la lutte contre la pauvreté menée par J-PAL, le laboratoire créé par le couple en 2003.
En Inde, où se tiennent la plupart des expérimentations sur la lutte contre la pauvreté menée par J-PAL, le laboratoire créé par le couple en 2003. © Abaca

Quoi qu’il en soit, les effets des travaux de Duflo-Kremer-Banerjee, même locaux, même modestes, sont tels que la Banque mondiale, la Fondation Bill Gates, les agences onusiennes, les gouvernements, tous financent et achètent. Éducation, santé, égalité entre les sexes, hygiène, crédit, agriculture, les champs d’étude se multiplient. Et les honneurs pleuvent. En 2010, la revue « Foreign Policy » la classe parmi les cent intellectuels les plus influents au monde, puis Barack Obama la prie de rejoindre son Global Development Council, et le réputé « American Economic Journal » la nomme directrice de sa publication. « Elle reste humble, elle ne change pas, elle ne terrorise pas par un savoir en surplomb », observe Daniel Cohen.

Trois écoles parisiennes lui offrent un poste universitaire à sa démesure

Et la France dans tout ça, qu’elle a quittée voici un quart de siècle ? « Ma localisation géographique ne me trotte pas dans la tête, écarte Esther Duflo, qui a adopté la nationalité américaine, d’ailleurs ce sujet n’a aucun intérêt. » Un peu tout de même, au regard de ce qui lui est proposé pour qu’elle s’y installe de nouveau. Depuis longtemps, en coulisses, son mentor Daniel Cohen se démène. Mission délicate, car aucun établissement n’est capable de s’aligner sur son salaire ni sur ses conditions de travail. Unissant leurs efforts, trois écoles supérieures – Paris School of Economics (PSE), l’ENS et Paris Sciences & Lettres – lui ont pourtant confié en septembre dernier un poste taillé sur mesure. Trente-six heures de cours en master, quinze heures auprès des premières années et un séminaire pour les doctorants. À quel prix, sachant qu’à Boston un professeur de son niveau toucherait 500 000 dollars par an (410 000 euros) ? « Nous avons réuni des moyens importants, mais nous ne rivalisons pas avec la grille américaine », commente, pudique, Jean-Olivier Hairault, directeur de PSE.

Ensuite, avec l’accord de Bercy et du ministère de l’Enseignement supérieur, a été mise sur la table une offre plus pérenne. Si elle rentre, elle bénéficiera d’un budget de recherche annuel de 1 million d’euros pendant dix ans, à consacrer aux sujets de son choix. En outre, coïncidence du calendrier, elle obtient aujourd’hui une chaire permanente au Collège de France où elle fut professeur invitée en 2009. Un immense honneur et un petit pincement pour son camarade, le très à gauche Thomas Piketty, qui n’aurait pas détesté enseigner dans l’institution née sous François Ier. Là encore, aucune date n’a été fixée pour sa leçon inaugurale.

Elle suggère de récompenser les Français rétifs à la vaccination

Symboliquement, il est certain que la France gagnerait au rapatriement de sa vedette : un signal fort quand tant de cerveaux formés dans les écoles publiques ont migré. Mais le pari n’est pas sans risque politique, car l’incontrôlable économiste n’a jamais peur de déplaire, persuadée que seul importe ce qui fonctionne. Son grand ami Martin Hirsch, joueur de violoncelle lui aussi, aujourd’hui directeur de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris, n’a pas oublié comment Esther Duflo, chargée par lui en 2005 d’une étude randomisée sur les effets du micro-crédit, s’était pris le bec avec les promoteurs de ce mode de financement alors très en vogue. Une dispute fracassante, la jeune femme leur a démontré que leur recette était un mirage. L’éclat n’a pas empêché Hirsch, lorsque le Covid est venu brutaliser les hôpitaux parisiens, de la consulter de nouveau.

Lire aussi. Esther Duflo, une Française prix Nobel d’économie

L’hiver dernier, il l’a même intégrée à un petit groupe de réflexion interne. Là encore, elle bouscule, propose de faire des études randomisées entre les Ehpad et critique la campagne nationale de vaccination. « Elle pense que ce ne serait pas une honte de mettre en place des petites récompenses pour inciter les Français hésitants à se faire vacciner, résume Martin Hirsch, mais le gouvernement et le milieu académique n’y sont pas favorables, ils trouvent cela trop libéral. » Libéral ou pas, elle s’en fiche puisque ça marche. D’ailleurs, elle le recommande aux États-Unis, où le rythme des injections ralentit et où on écoute plus volontiers une experte pragmatique. Cet été, accompagnée de son mari et de leurs deux enfants, Esther Duflo retournera à Boston. Jamais simple de négocier avec elle.

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